Programme IPEV –
1077 TALISKER
Guillaume Damien (Université Jean Monnet Saint-Etienne), Guillaume Delpech
(Université Orsay-Paris Sud), Emilie Jarde (CNRS) et Marc le Romancer
(Université de Bretagne Occidentale - Brest).
Quel est votre
parcours ?
J’ai fait des
études de biologie orientées
agro-alimentaire, puis je me suis spécialisé en pathologie végétale avec un
doctorat de virologie. Tout cela m’a amené un jour à postuler à l’université
pour prendre un poste d’enseignant-chercheur en microbiologie et biologie
moléculaire.
Je travaille aujourd’hui
à l’Université de Brest dans le domaine de la microbiologie.
Qu’est-ce qui vous
a amené à Kerguelen ?
Il y a 37 ans, au début de mes études, j’ai lu une petite annonce dans un couloir à
l’université sur laquelle il était indiqué que des postes de volontaires à l’aide technique
étaient disponibles pour un laboratoire d’algologie
de l’université de Paris VI sur Kerguelen. C’était pour travailler sur le
programme de René Delépine, dont l’épouse a écrit un certain nombre d’ouvrages
de référence sur Kerguelen, comme la toponymie.
Cela a déclenché mon
premier séjour, dans le cadre du service national, un hivernage de 14 mois de
décembre 1981 à février 1983, la 32ème mission.
Qu’est-ce que vous
étudiiez ?
Les grandes algues brunes : Macrocystis pyrifera et Durvillea
Antarctica, principalement.
L’idée, à cette
époque, était de voir s’il serait possible de valoriser cette biomasse végétale
par son exploitation, comme cela est fait traditionnellement en Bretagne nord
pour en extraire des carrhaguénanes (composés polysaccharidiques qui servent
d’épaississants dans l’industrie agro-alimentaire et cosmétique).
Nous faisions de la récolte
d’algues en plongée sous-marine sur plusieurs sites du golfe pour en estimer la
biomasse et nous mesurions leur vitesse de croissance et de recolonisation. En
campagne d’été, nous avons également estimé par cartographie aérienne, grâce à
la présence de 2 hélicoptères alouette, l’étendue des herbiers le long des
côtes du golfe du Morbihan. Ces algues ont une croissance assez phénoménale
(jusqu’à 10cm/jour) d’où l’idée de valoriser cette biomasse. Toutefois,
mettre en place une unité locale de séchage,
ou d’extraction, puis la logistique du transport etc… ont dû probablement
apparaître comme insuffisamment rentable pour que cette valorisation ne soit
jamais mise en application. C’était un des aspects de la recherche, les autres
étaient plus fondamentaux, nous nous intéressions aussi aux cycles de
reproduction de différentes petites algues rouges, cycles qui n’étaient alors
pas totalement connus.
C’est tout l’intérêt d’une mission longue durée qui permet de suivre dans un contexte naturel des organismes
végétaux ou animaux dont l’écophysiologie varie selon la saison sur un cycle
annuel.
Pouvez-vous me
parler un peu de votre hivernage dans les années 80 ?
A l’époque, l’une
des différences à priori marquante pendant l’hivernage, c’était l’absence de femmes ;
c’était un univers presque exclusivement masculin, au moins en hivernage. Avec
le recul, j’ai l’impression que cela n’avait pas vraiment d’incidence sur le
déroulement de la mission ou, plus spécifiquement, sur le comportement social
en groupe. Mais, il est vrai que lorsque je suis revenu en campagne
d’été bien des années après, et que j’ai vu des jeunes
femmes sur base pour l’hivernage, je me suis effectivement posé la question «
mais comment ça marche ? ». Après plusieurs campagnes d’été, je me rends compte
que cette mixité est tout à fait naturelle et c’est bien la marque positive de
l’évolution de notre société.
Dans les années 80, les hivernants scientifiques
logeaient de l’autre côté de la base, dans les « Fillods » et j’habitais à B7. Le point de vue que l’on a de la
base à partir de B7 est très différent,
puisque qu’aujourd’hui le personnel est logé au centre de Port aux Français.
Mais c’était aussi peut être source de différence. B7 était un bâtiment déjà un peu vétuste mais
chaud et plutôt « cosy », avec une pièce de vie toute en bois verni.
A cette époque aussi, nous avions reçus deux jeunes
chiots donnés par les bateaux russes qui étaient
très nombreux à la pêche : un pour la flottille et un pour les scientifiques de
B7. Le nôtre s’appelait « Liman » du nom du chalutier Russe qui nous l’avait donné. Un temps révolu.
Est-ce votre
hivernage qui vous a fait revenir à Kerguelen ?
Approcher les
terres australes est une expérience, surtout intérieure, qui laisse une
empreinte si forte qu’elle ne s’estompe sans doute jamais tout à fait.
Comme l’écrit
très justement Raymond Rallier du Baty : « la beauté
particulière de Kerguelen s’insinue dans les cœurs et vous prend sous son
charme, avant de hanter les mémoires des marins qui s’y sont aventurés »
Comme j’étais en
mesure de proposer un programme de recherche à l’IPEV dont les
locaux se situent juste à côté de mon laboratoire à Brest,
c’est ce que j’ai fait au début des années 2000. J’ai eu la surprise d’y
retrouver un ancien de Crozet, qui avait hiverné la même année que moi, Yves
Frenot, le directeur de l’institut, dont je salue, au passage, l’action majeure
et le dévouement constant et sans faille pour les missions scientifiques
polaires.
Sur quoi
travaillez-vous ?
J’ai depuis longtemps abandonné l’algologie pour
travailler aujourd’hui dans un tout autre domaine, la microbiologie des
environnements extrêmes. Définir ce que peuvent être les conditions limites
dans lesquelles la vie cellulaire peut s’épanouir, ce qui nous permettrait, par
exemple, de mieux orienter notre quête d’une vie extra-terrestre, si elle
existe. Quelles températures maximales, quelles conditions de pH, de pression
les cellules vivantes sont-elles capables de supporter ?
Nous travaillons essentiellement vers le pole chaud
: autour des 80-100°C et au-delà de 100°C, là où
les fortes pressions hydrostatiques augmentent le point d’ébullition de l’eau
et en absence de lumière ou d’oxygène, c’est à dire les conditions originelles
dans lesquelles la vie est apparue sur notre planète il y a un peu plus de 3
milliards d’années. Nous trouvons toutes ces conditions réunies au niveau des
sources hydrothermales, plus particulièrement sur les dorsales océaniques. Et
là, la vie n’a pas besoin de lumière pour se développer car nous sommes dans un
écosystème basé sur la chimiosynthèse, où le carbone minéral est transformé en
carbone cellulaire par la synthèse purement chimique et le processus
d’oxydo-réduction.
Quelles sont
les températures, profondeurs extrêmes auxquels peuvent
vivre des bactéries de l’extrême ?
Les limites sont aux alentours de 110°C environ, et à des pressions pouvant atteindre
1300 bars (soit sous l’équivalent d’une colonne d’eau de 13 km de profondeur),
parfois à un pH d’une acidité extrême voisin de 0. La plupart de ces microorganismes
vivent sans oxygène (ce composé est même toxique pour
eux).
Comme il est compliqué
de travailler à ces grandes profondeurs, nous travaillons aussi sur les
environnements côtiers car les sources côtières peuvent être des
« fenêtres » en lien physique plus ou moins direct avec les sources
hydrothermales profondes, comme sur l’île Saint Paul. A Kerguelen, nous
travaillons sur les sources chaudes et les fumerolles, qui remontent
superficiellement sur la Péninsule Rallier du Baty, la fameuse « plage du
Feu de Joie » des phoquiers, ou encore à Val Travers, sur le plateau
central.
Quel est l’intérêt
d’étudier ces milieux à Kerguelen ?
C’est une ile
totalement isolée au milieu de l’océan et qui n’a aucun contact géologique
depuis des dizaines de million d’années avec d’autres
terres émergées de l’hémisphère sud. Un écosystème tout à fait propice au
développement d’une diversité microbienne unique en son genre, ce qui serait un
peu le cas d’après nos analyses moléculaires.
Depuis quand
ont commencé vos programmes à Kerguelen ?
Nous avons commencé
une étude de faisabilité en 2003. Le premier programme s’appelait : HOTVIR,
programme IPEV dont l’objectif était d’étudier les virus et
microorganismes hyper thermophiles (qui vivent à très haute température).
Et puis la
rencontre sur le terrain des géologues, dont l’intérêt se portait sur le même
environnement mais pour d’autres raisons scientifiques, nous a ensuite conduit
à mutualiser nos efforts de recherche pour donner naissance au programme que
nous menons aujourd’hui : le programme TALISKER qui est l’acronyme de
« chemical Transferts Across the LIthoSphere of KERguelen ».
Quelles ont été les
conclusions du programme HOTVIR ?
Il existe bel et bien dans les communautés microbiennes de ces sources des lignées de
microorganismes totalement inconnues. Ces dernières n’auraient été détectées
pour l’instant qu’à Kerguelen, tout comme dans les sources marines du cratère
de Saint Paul : ce sont donc aussi des « hot spots » de
biodiversité microbienne.
Les analyses se font essentiellement par approche
moléculaire sur leur génome, leur ADN.
Il n’est pour l’instant pas possible, ou à de rares exceptions, d’étudier ces
microorganismes de l’extrême sous forme vivante pour comprendre quel rôle
précis ils ont dans ce type d’écosystème. Mais la vie à haute température, sous
une forme simplifiée, existe bel et bien.
Et, plus surprenant, ces microorganismes sont
accompagnés de virus en grande majorité totalement
inconnus et donc nouveaux.
Quel est votre
programme actuel ?
Comme dit précédemment, je ne suis plus en charge
de mon propre programme. Je me suis associé avec les
géologues de Saint Etienne afin d’étudier le lien terre-mer et la nature des
fluides géothermiques qui conditionnent l’habitabilité de mes microbes. Cela
permet d’avoir des informations sur la composition géochimique des eaux. On a
donc fusionné nos deux objectifs scientifiques. Ainsi, nous travaillons de
concert sur les mêmes sites et chacun apporte son
expertise.
En ce qui me concerne, lors de cette campagne qui
était la dernière du programme, j’ai prélevé de
l’eau de sources chaudes dans la vallée Fallot (photo). Nous allons pouvoir
explorer la diversité microbienne de celle-ci et voir s’il existe un lien
biologique avec les communautés microbiennes des sources qui sont situées sur
la façade ouest de Rallier du Baty, le plateau des Fumerolles, de l’autre côté
du massif montagneux qui les sépare.
Que dire du
cadre de travail de Kerguelen ?
C’est un cadre
exceptionnel au niveau géographique. Bien que les moyens techniques soient
parfois limités du point de vue conditions de manipulation (en microbiologie,
on aime particulièrement travailler dans des conditions d’asepsie ou de
stérilité qu’il est très difficile d’obtenir sur le terrain), on a cependant
des installations provisoires propices au travail grâce notamment à la logistique
efficace de l’IPEV sur le terrain mais également sur base grâce au laboratoire
Biomar.
Du point de vue humain, on côtoie aussi des
communautés de personnes et des corps de métier
très différents, que l’on ne rencontrerait pas ailleurs dans un contexte non
contraint (par notre vie en métropole). Aussi, on peut aller facilement
discuter et créer des liens avec toutes ces personnes pour un temps plus ou
moins long. Parce qu’en en revenant régulièrement en mission, je maperçoit que
beaucoup déjà croisé sont également là, présents et fidèles aux Terres
Australes : c’est le signe qu’il existe bien une véritable communauté
« taafienne ».
Combien de
fois êtes-vous
venu ici ?
Depuis le début des années 2000, je suis venu
souvent à Kerguelen, peut être 8 ou 9 fois ;
je n’ai pas compté !
Pouvez-vous me
raconter un bon souvenir de Kerguelen ?
Un souvenir important : La première fois où je suis revenu, 22 ans après mon
hivernage, j’ai eu tout un flot d’images qui me
sont revenues en mémoire, et cela m’a comme projeté en arrière dans le temps
car ici, le décor n’a pas changé. C’est un sentiment très fort,
émotionnellement parlant.
Un autre souvenir plutôt surprenant : je me
rappelle que pendant la période hivernale, on ne
voit pas ou rarement le soleil ; et puis un jour, vers octobre ou novembre, les
journées ensoleillées reviennent et avec elles, lorsque l’on marche, on
redécouvre que l’on a une ombre qui
nous suit, ombre qui avait disparu pendant l’hiver !
Une anecdote ?
Un jour, lors de l’hivernage, j’ai accompagné le géologue de l’époque sur le
terrain. On devait aller échantillonner dans le Val Gabbro. Nous marchions,
attentif au vent qui arrivait dans une certaine direction sur notre visage.
Puis le brouillard est tombé ; nous
poursuivions notre marche avec le vent que nous sentions sur nous dans cette
même direction. Mais au bout d’une heure, nous nous sommes rendu
compte que nous avions avait fait demi-tour et que nous étions presque revenus
à notre point de départ, car le vent avait tourné
!
Une chose très similaire s’est produite à l’occasion d’une sortie en chaland
tôt le matin, un jour de brume. A cause des modifications du champ magnétique,
le bosco, qui suivait sa route en se fiant à son compas, a suivi un mauvais
cap. Nous nous en sommes rendus compte lorsque le soleil est apparu face à nous
alors que nous étions partis le soleil dans le dos : nous avions une fois
encore fait demi-tour sans nous en apercevoir !
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