jeudi 25 juillet 2024

Pourquoi étudier le Merizodus aux Kerguelen ? (1/2)

 

L’histoire de ce petit carabique, relatée par une Ecobio

librement inspirée des récents travaux scientifiques du programme IPEV 136

 

Le Merizodus (Merizodus soledadinus) est un carabique (insecte coléoptère) prédateur originaire de Patagonie et des Îles Malouines. Cet insecte a été observé dans les Îles Kerguelen pour la première fois en 1939 par René Jeannel. Il a été introduit accidentellement il y a maintenant plus de 110 ans, en 1913, lors de l'importation de moutons et de fourrage en provenance des Îles Malouines pour la mise en place d'un élevage sur le site de Port-Couvreux, à une époque la valorisation de l’archipel était un enjeu essentiel dans la souveraineté française de ces terres australes (Kerguelen étant alors la propriété des frères Bossière).

 

Localisation des îles Kerguelen et de la région d’origine du Merizodus – carte issue de la thèse de M. Laparie

 

Le Merizodus a également été introduit en Géorgie du sud où il a été observé pour la première fois en 1963 par Darlington à King Edward, puis en 1982 à la station de baleiniers de Grytviken. Cependant, il semble ne pas y rencontrer le même succès, en termes de survie et de reproduction, que dans les îles Kerguelen. Cela peut s’expliquer par des facteurs climatiques : l‘influence du courant polaire est plus importante en Géorgie du Sud qu’à Kerguelen en raison de la situation géographique de cette île (au sud du Front Polaire), tandis que le climat de Kerguelen apparaît relativement similaire à celui des îles Malouines : les données météorologiques enregistrées indiquent une température moyenne annuelle de 4,4°C aux Kerguelen (7,8°C en février et 2,3°C en juillet) et une température moyenne annuelle de 5,9°C aux Malouines (9,6°C en février et 2,3°C en juillet).

 

 

La température est un paramètre clé de la biologie des espèces, puisqu‘elle détermine les plages thermiques au sein desquelles leur comportement, leur métabolisme et leur physiologie sont optimaux. Ce paramètre environnemental influence ainsi fortement la dynamique et donc la démographie des populations, en conditionnant les périodes durant lesquelles la reproduction et la croissance peuvent avoir lieu.

 

Le réchauffement climatique joue donc un rôle facilitateur sur le succès envahissant des espèces introduites comme le Merizodus, au détriment des espèces locales adaptées à un climat plus froid. En quelques chiffres, à Kerguelen, en quarante ans (1960-2000), l‘amplitude maximum de la variation de la température moyenne a été de l‘ordre d‘1,3°C entre les années les plus froides (années 1960) et les années les plus chaudes (période 1989-1993). Ce réchauffement est observable à Kerguelen avec le recul des glaciers, comme le glacier Ampère dont la fonte rapide est frappante.

 

 

Photo A : glacier Ampère en 1987 (E. Bataillou) ; photo B : même glacier en 2020 (E. Perrot).

 

De plus, les précipitations ont diminué de 100 à 250 mm durant les années 1990. Sur la partie Est de l‘archipel, les données météorologiques relevées depuis 1951 montrent des variations significatives des précipitations tant dans leurs quantités annuelles (diminution de l‘ordre de 7,4 mm/an sur une pluviométrie moyenne de 759 mm/an) que sur leurs distributions saisonnières (épisodes de sécheresses de plus en plus prononcés au printemps).

 

 

Carte de la progression de la désertification de la Pointe du Morne à Kerguelen, de 1964 à 2000, caractérisée par l’ensablement de l’Acaena magellanica en bordure du désert provoquant son recul (source : IPEV 136).

 

 

L’épisode d'introduction unique du Merizodus à Kerguelen, dans un seul site (Port-Couvreux), représente un exemple rare et simplifié d'invasion biologique. La dispersion de cette espèce repose essentiellement sur la locomotion à micro-échelle, avec une vitesse de déplacement estimée à 3km/an, mais peut également intervenir de manière passive, à travers des bras de mer, des cours d'eau, ou le transport de cadavres par les oiseaux natifs (les larves du Merizodus se développant dans la matière organique en décomposition). La répartition de cette espèce a explosé à la fin des années 1990, notamment depuis que l'espèce s’est établie à Port-aux-Français, base technique, scientifique et logistique du district des Kerguelen. Cette étape a sans doute joué un rôle facilitateur dans la colonisation de l‘insecte, appuyée par les déplacements des hommes de la base vers tout l‘archipel.

 

 

Carte du suivi de l‘aire de répartition du Merizodus à Kerguelen, de 1939 à 2005, issue de la thèse de L. Lalouette

 

 

 

La stratégie de vie du Merizodus converge en de nombreux points vers celles des insectes natifs des îles Kerguelen. En effet, il colonise les nouveaux sites essentiellement de proche en proche en raison de son inaptitude au vol, peut se reproduire tout au long de l’année et est originaire de la zone tempérée froide australe. Ainsi, la présence du Merizodus à Kerguelen représente une menace pour la biodiversité locale. En effet, les îles subantarctiques se singularisent par une représentation particulièrement faible des invertébrés prédateurs dans la chaîne trophique avec seulement deux araignées, Myro kerguelensis kerguelensis et Neomaso antarcticus, et un staphylin, Antarctophytosus atriceps.

 

Photo A : Myro kerguelensis kerguelensis ; photo B : Neomaso antarcticus ; photo C : Antarctophytosus atriceps – photos issues du Guide d’identification des Invertébrés des Îles sub-Antarctiques Kerguelen et Crozet.

 

 

Ainsi le faible nombre de compétiteurs sur l‘archipel a grandement contribué au succès de son implantation, et sa présence conduit à de lourdes conséquences sur la densité des populations de l‘entomofaune. La mouche sans ailes Anatalanta aptera, emblématique de l‘entomofaune locale (uniquement présente à Kerguelen, Crozet et Heard), est considérée comme la ressource trophique privilégiée de Merizodus en raison de sa disparition des sites les plus anciennement colonisés par le prédateur.

 

Photo A : Anatalanta aptera (M. Laparie) ; photo B : Merizodus soledadinus (Roger S. Key) – images issues de la thèse de L. Lalouette.

 

 

Le caractère généraliste de Merizodus en fait un prédateur compétitif déstabilisant de nombreux réseaux trophiques. A titre d’exemple, lorsque deux carabes ou plus sont mis en présence d‘une proie, il a été observé une collaboration autorisant l‘attaque et la consommation d‘invertébrés pouvant mesurer dix fois la longueur totale et peser 100 fois le poids d‘un adulte Merizodus (d’après les connaissances actuelles, il n‘existe pas de données sur d’autres carabes présentant ce type de comportement).

 

 

Individus adultes de Merizodus s'attaquant à des larves d'Anatalanta aptera (photos de M. Laparie).

 

 

Sources de l’article :

     Thèses de Lisa LALOUETTE (2009), laboratoire ECOBIO (Rennes) : Impact de l’activité anthropique et des changements climatiques sur le succès envahissant de Merizodus soledadinus (Coleoptera, Carabidae) introduit aux îles Kerguelen.

     Mathieu LAPARIE (2011), laboratoire ECOBIO (Rennes) : Succès invasif de deux insectes introduits aux Îles Kerguelen : le rôle des ajustements morphologiques et écophysiologiques aux nouvelles conditions environnementales.

     Protocoles IPEV 136 actuels.

 

Lisa, Ecobio, Mission 74